Extrait de Lettres vitriolées
Paru aux éditions Complicités
Et voilà que, comme à chaque élection, le taux d’abstentions fait polémique. Une fois de plus, l’abstentionniste est traité plus bas que terre et accusé de tous les maux de la création. Certains, au nom de la démocratie, imaginent même de rendre le vote obligatoire sous peine d’amende. Chaque parti, chaque tendance y va de son couplet, comme s’ils étaient tous certains que les mauvais citoyens qui ne se sont pas rendus aux urnes auraient voté massivement pour eux.
L’abstentionniste serait-il donc statistiquement différent du reste de la population ?
Vaste question !
L’idée que ce droit, acquis de haute lutte, fait de nous les acteurs de la démocratie, laquelle serait menacée par ce comportement, resurgit donc périodiquement et avec une virulence de plus en plus marquée. Au point que je me demande parfois si la mention du taux d’abstention ne pousse pas la population à s’y réfugier. Mais peu importe, supposons donc que je m’abstienne et que je tienne à me justifier.
Mon geste, ou plutôt son absence, serait donc interprété comme une désertion qui m’exclurait de facto de la société et me rendrait coupable de la crise politique dans laquelle nous sommes plongés depuis plus de trente ans. Mes amis et les médias me rappelleraient également que les votes blanc ou nul sont les alternatives civiques que j’aurais pu et dû les choisir.
La lecture du courrier des lecteurs de plusieurs magazines et journaux sont édifiants. De nombreux messages sont favorables à une loi imposant le vote obligatoire sous peine d’amende. J’avoue que cette position me hérisse. D’abord parce que la liberté ne se décrète pas sous contrainte. Ensuite parce que si une bonne part des électeurs ne se déplace pas, ou plus, cette obligation ne répondrait pas à leur motivation. Pour beaucoup, la seule façon de s’exprimer sans ambiguïté sur l’élection proposée c’est un rejet pur et simple des options qui leur sont imposées (j’utilise ce terme à dessein, vous comprendrez pourquoi). Alors que le vote blanc est une sorte de signal positif : il revient à dire « tout me convient, je laisse les autres décider à ma place, leur choix sera le mien ». Le vote nul, de son côté, porte bien son nom : il n’exprime rien et ne sert strictement à rien même si un slogan ravageur a été inscrit sur le bulletin.
L’abstentionnisme pourrait-il donc être une forme pertinente de vote ?
Oui, si l’on considère que c’est la seule et unique façon de dire que l’on refuse de participer à un jeu inique, pour ne pas dire truqué !
Je ne parle pas des résultats qui ne sont certes pas manipulés, ou de façon peu significative, mais des marges de manoeuvre et de la liberté de décision qui nous sont laissées le jour du vote.
Vous en êtes surpris ?
Commençons donc par les élections présidentielles. À quelques aléas près, les résultats ne font guère de doute entre deux partis en alternance depuis plus de quarante ans. Or ces deux partis ne présentent chacun qu’un seul candidat, présélectionné. Pas vraiment par les électeurs mais surtout par les membres de leur parti. Ce candidat est-il vraiment le plus apte et celui qui aurait eu, peut-être, le discours qu’attendaient les français ? Je n’en suis pas certain, ma seule certitude c’est qu’il est bien celui qui portera le plus clairement les compromis et éven-tuellement les objectifs prédéfinis par ce parti. Lesquels ne sont pas nécessairement ceux de la majorité des électeurs. Nous avons vu le résultat de ce déni de démocratie avec le choix d’un tout récent président…
(Nota : Ce texte a été rédigé avant la présidentielle de 2017. Sur le fond, et malgré les apparences, le résultat de 2017 ne me semble pas déroger à cette analyse. At-tendons 2022 pour en juger définitivement.)
Vous êtes donc assuré d’avoir un face à face entre deux candi-dats présélectionnés, non pas par vous, mais par d’autres dont vous ignorez les motivations. Vous n’avez pas non plus connaissance des compromis ou compromissions qui ont permis à ce candidat d’être celui qui vous est proposé.
Cette situation est provoquée par un scrutin à deux tours qui oblige les grands partis à minimiser le risque de dispersion de « leurs » électeurs dès le premier. Si trois tours étaient nécessaires, nous aurions vous et moi un véritable choix et je n’aurais aucun scrupule à voter et à accepter ensuite la volonté collective.
Les élections législatives, posent un autre problème.
Avez-vous la possibilité d’exiger un nombre réduit de dépu-tés ? De contrôler le montant de leurs indemnités ? De rejeter la création de commissions et autres comités coûteux et souvent inutiles dans lesquels ils seront recasés s’ils ne sont pas réélus ?
Vous êtes-vous déjà demandé pour quelle raison un redécou-page électoral pouvait être décidé et appliqué dès le scrutin à venir plutôt qu’au suivant ? Et pourquoi aucun des partis majoritaires n'a jamais remis en cause ce principe pourtant inique…
L’élection elle-même vous offre différents candidats à peu près inconnus que vous ne rencontrerez guère que durant leur campagne. Si vous fréquentez les marchés aux mêmes heures qu’eux. Certains changent régulièrement de circonscription en fonction de la probabilité plus ou moins élevée d’être élu ici plutôt que là. C’est de l’opportunisme, pas un engagement envers des électeurs. Là encore c’est leur appartenance politique, le parti qui finance leur campagne et dont ils soutiendront ensuite toutes les positions et toutes les lubies, qui priment et pas les opinions ni les besoins des électeurs. La crainte de perdre le soutien financier et l’investiture du parti est la plus forte. Ce sont des moyens vitaux pour leur réélection future.
Privés de l’étiquette d’un parti connu et vanté par les médias, les autres candidats n’ont que très peu de chances de passer, quelles que soient leurs qualités et leurs compétences.
Le tableau que je brosse est plutôt effrayant mais je le crois réaliste. Le plus grave pour notre démocratie c’est que les élus sont désormais dépendants de partis et ne sont plus les représentants de leurs électeurs ni les défenseurs de l’intérêt collectif. Comme ces partis sont majoritairement formés autour de groupes d’influence, coupés des réalités, cooptés dès le scolaire ou dans leur milieu social, nous obtenons le monde politique que nous observons avec un effarement grandissant.
Voter pour un des autres candidats, supposé altruiste et sans parti est illusoire : poussé par les autres et souvent raillé par les médias, aucun d’eux n’est plus en mesure d’élever le débat au-delà d’une liste à la Prévert de promesses plutôt que d’objectifs. Pire, la création de groupes parlementaires donne à ceux qui appar-tiennent déjà à de larges majorités électorales des avantages divers, dont du temps de parole, qui sont refusés aux autres.
En principe, rien n’empêche l’élu d’un parti de voter les lois en son âme et conscience, indépendamment des mots d’ordre. En réalité, sous couvert de transparence « démocratique », les votes de l’Assemblée nationale ne se font pas à bulletins secrets, ce qui permet aux commissaires politiques des différents partis de rappeler les déviants à l’ordre, comme de vulgaires collégiens. Démocratie ?
Puisque nos élus ne nous représentent plus, nous devrions en revenir aux fondements même de toute démocratie : l’expression directe. Impossible ?
Grâce aux votations, la démocratie s’exerce de façon directe en Suisse, sans que cela provoque le moindre problème économique, juridique, ou social. Pour quelle raison serait-ce impossible ici ?
Certes, de multiples « experts » nous expliquent régulièrement que c’est une bonne idée, mais un mauvais choix, et autres absurdités du même acabit. En réalité les partis dits de gouvernement se refusent simplement à voir le peuple jouer son rôle et s’exprimer sur certains sujets. La remise en cause de leurs pratiques et de leurs prébendes est en jeu.
En définitive, après mûre réflexion, il faudrait peut-être qu’une plus large fraction de la population manifeste son rejet du système en place en s’abstenant (Nota : texte ajputé en 2017...). Mais il faudrait également que les résultats en tiennent compte pour afficher plus clairement la situation au lieu de la masquer sous des chiffres sans fondement. Le retour à une certaine forme de vraie démocratie est sans doute à ce prix.